2020, ou l’année de la confirmation – Jour 14 #Cabanou2020

La surprise du jour est proposée par Valerie-Ann, une belle âme rencontrée il y a quelques années à l’occasion de son engagement à travers l’association JAHAÏR, aujourd’hui elle nous parle de son année 2020 à travers un autre engagement, la recherche… Merci à Valy, bonne lecture à vous…

Alychouette

Je suis Valérie-Ann Edmond-Mariette, jeune martiniquaise, doctorante en histoire à l’Université des Antilles et fondatrice d’Oliwon Listwa. Ma thèse porte sur la mémoire de l’esclavage dans les pratiques musicales aux Antilles Françaises entre 1956 et le début des années 1990. Oliwon Listwa c’est mon bébé qui a maintenant 2 ans et qui me permet de transmettre et diffuser mes recherches notamment au travers de mes balades historiques appelées aussi Désann An Vil.

Je ne veux pas donner de définition globale à cette année parce qu’il y a autant de version de 2020 que d’êtres humains sur cette terre, même si cette année nous avons tous été touchés par le même fléau.

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été passionnée par l’histoire et la musique. Jusqu’à il y a 7 ans je ne pensais pas possible d’associer ces deux passions. J’ai donc pris le chemin de la recherche en histoire en me spécialisant sur l’histoire de la musique à la Martinique, et sur ce que cette dernière pouvait nous révéler de notre société. Un défi de taille qui va avec ses victoires, ses peines, ses écueils, ses échecs, ses réussites…

Faire de la recherche c’est passer de longues heures à lire, à écouter, à creuser, à glaner, penser, à réfléchir à la manière dont on doit lire/écouter/penser. On passe des années à apprendre comment chercher, comment dépouiller ce qu’on a cherché, comment l’analyser et enfin comment le transmettre et le diffuser. Notre sujet de recherche ne nous quitte jamais et quand on est vraiment passionné tout ce qu’on regarde, entend ou écoute nous ramène à cette question qui nous taraude. Bagay la pa ka ladjé nou piès ! C’est un métier fait de solitude, de remise en question, d’humilité, d’amour, de coopération et de partage. Il semble souvent être hors des réalités quotidiennes et surplombant, et par moment, il l’est, mais il est avant tout nécessaire.

En créant Oliwon Listwa et ses Désann An Vil je voulais que la transmission du travail de recherche se déroule autrement. A l’ère du numérique, il faut réinventer notre façon de raconter l’histoire.

Alors quand en mai j’ai commencé à recevoir les vidéos des actions menées par les activistes sur les monuments toxiques dans notre espace public plusieurs émotions m’ont parcourues. En effet, tous les monuments déboulonnés dans l’en-ville (exception faite du buste de Deproges) appartenaient à mon premier circuit le Foyal Colonial (les symboles coloniaux dans la ville de la Fort-de-France 1635-1946).

En me lisant certains d’entre vous pensent peut-être à la colère et ou à la joie, non loin de là. J’ai été partagée par la peur, l’incompréhension, et l’envie d’aider.

La peur parce que je me suis rendu compte que mon tout petit travail de recherche a un impact. J’ai, donc, eu peur parce qu’à travers mon travail j’ai une lourde responsabilité sur mes épaules. La responsabilité d’aider les miens à comprendre leur histoire de façon factuelle sans l’instrumentaliser à mon tour.

L’incompréhension, mêlée au sentiment d’être « agressée sur les réseaux sociaux », car j’ai reçu des centaines de messages et une partie d’entre eux étaient des injonctions. « Tu dois dire que c’est bien ce qu’ils ont fait ! », « tu dois les défendre ! », « tu dois dénoncer cela ce n’est pas bien ! », « Ha c’est le chaos ! », … Tu dois, tu ne dois pas, fais, ne fais pas, … Le tout en faisant face à une distorsion de certains faits historiques. Et je dois l’avouer nous avons un gros défaut, nous, les travailleur.euse.s de l’histoire, c’est ce fameux « non ça ne s’est pas passé comme ça ! ». Il y a la variante « du point de vue factuel ce que tu dis ne s’est pas déroulé comme ça ! ». On cherche à rétablir les faits tels qu’ils se sont déroulés dans un contexte précis. Sorry guys : c’est notre job ! Alors, j’ai choisi de parler des faits et uniquement des faits pour aider à comprendre.

Et là encore injonctions sur les réseaux, sur fond de Black Lives Matter, de Justice pour Adama et de Jistis ba Kéziah. Le problème c’est que les violences qu’endurent les corps noirs c’est mon travail tous les jours et ce depuis bientôt huit longues années. Chaque matin je me lève et j’étudie les mécanismes de dominations, la situation coloniale et ses conséquences, les actes de résistances, de rébellions, de révoltes etc… Mon quotidien est jalonné de ces crises, violences et souffrances. Et j’avais dans mes DM des personnes convaincues que je ne comprenais pas de quoi tout cela relevait, que je jouais le rôle du colonisateur et que j’étais une vendue : une négresse de maison. C’était épuisant et attristant.

En prenant du recul et en discutant avec une collègue j’ai réalisé que mon militantisme était dans mon travail de recherche. Il n’est pas mieux ou moins bien que l’ère militante que nous voyons aujourd’hui à la Martinique. Non. Il est complémentaire. J’ai alors revu ces situations dans des rencontres académiques, colloques et autres, quand certains sceptiques te disent que ton sujet « est trop martiniquais », quand on te dit « c’est une bêtise de faire ton doctorat à l’Université des Antilles car elle tombe en ruine » …

Mais j’ai aussi repensé à ce dimanche de février 2020 où j’ai pu faire retentir la Biguine au Palais de la Porte Dorée dans le cadre d’un colloque. J’ai tenu à ce qu’elle résonne avec fierté dans ce lieu où on l’a doudouisé. C’est cela mon militantisme.

A partir de cet instant, 2020 a été une confirmation. Mon travail de recherche est nécessaire, il sert et va servir, je dois le transmettre et le rendre accessible et je n’ai pas à prouver que je suis contre le colonialisme, la pollution de nos terres, etc.
En reprenant le Foyal Colonial amputé j’ai bien vu que les évènements de cette année lui ont donné plus de corps, de retentissements et m’ont aidé à le rendre meilleur.

Cette confirmation dans l’adversité me donne envie de continuer et d’aller plus loin. De me dépasser et de donner le meilleur de moi-même. Je me suis fait la promesse de donner à mon pays un travail historique du meilleur niveau possible et d’être toujours accessible afin de le transmettre à tous ceux qui le souhaitent sans exception.

Année tortueuse, jalonnée de pertes mais quand même année heureuse pour ma part.

A toi qui me lis, ta voix compte, ce que tu penses compte. L’adversité donne souvent de meilleurs fruits qu’un chemin tout tracé et lisse.

Pour aller plus loin

Le Prézan ba zansèt nou du 22 mai 2020 que j’ai eu la chance d’organiser avec des artistes hors pairs qui ont répondu oui à mon invitation : https://medium.com/@oliwonlistwa/périnelle-oh-51b3e8d54b3b

En-Ville Cannibale, déconstruire et repenser la ville coloniale

Enfin deux chansons qui m’ont accompagné tout au long de cette année (cette fois pour des raisons plus personnelles) :

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